Nos ailes brûlent aussi

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et dramaturgie Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki – Mise en scène Myriam Marzouki, spectacle en français et arabe surtitré – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Où en est-on des désillusions, après utopies et espoirs qu’avait suscité la révolte de 2011, en Tunisie et qui avait fait contagion dans une bonne partie du Maghreb et du Moyen-Orient ? Dans Nos ailes brûlent aussi, entre l’intime et la mémoire collective, Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin posent la question et refont le parcours à l’envers. Rewind.

Nous sommes dans l‘avion du Président Ben Ali, tous les clignotants sont au rouge, au propre comme au figuré. Survolant le pays il demande des nouvelles au ministre de la Défense puis au  ministre de l’Intérieur. On lui ment tout d’abord, jusqu’à ce que la tension soit telle qu’il devient impossible de lui cacher la réalité. Bande son et images, lumières rouges sur les ailes de l’avion, obscurité du tarmac. Le soulèvement est en cours. Harangues et revendications de liberté montent en un seul cri. La rue est en colère. Horreya ! Liberté ! Puis c’est l’euphorie absolue quand le politique s’efface au profit de la voix du peuple, si désespérée. Le spectacle nous mène en sa première partie dans un étroit passage entre pleins pouvoirs et dictature, liberté de paroles et recherche de démocratie à travers un véritable soulèvement populaire ; il nous mène en sa seconde partie dix ans plus tard, en 2021, vers de nouveaux désespoirs.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur scène, deux acteurs et une actrice traversent ces moments avec intensité et espérance, et nous les font percevoir. A Sidi Bouzid un homme s’était immolé par le feu quelques semaines avant le 14 janvier 2011, point de départ et d’embrasement des révolutions. Il avait pour nom Mohamed Bouazizi et était marchand ambulant. Le titre du spectacle, Nos ailes brûlent aussi, vient de cette immolation. Que de désarroi devant des années d’injustices et de corruption accumulées. La révolte entraîne davantage encore d’arrestations arbitraires et actes de torture, pour rien, pour un graffiti sur un mur, pour un beau-frère syndicaliste. « Tu ne sais pas pourquoi on te frappe. » « J’ai reçu l’ordre » s’entend-on répondre. Chagrin. Rébellion. Persuasion. Colère. Les acteurs arpentent la scène, de cour à jardin dans le vent, les bruits et les silences.

La liste des morts et des blessés ne sera connue que bien longtemps plus tard, pas sûr qu’elle soit complète. Les avis divergent sur le sujet des martyrs, nuit noire et hérésie pour les uns, lumière pour les autres, « gloire aux martyrs ! » pourtant, pour leurs mères, ils sont morts. « Ici, l’espoir est un mirage, on devient fou… mais on l’a fait ! » diront-ils plus tard. Ils sont encore étonnés de cette puissance et de cette unité vers la recherche d’un but commun, la liberté et la justice sociale. Mais l’unité dure peu et les égoïsmes personnels guettent d’un côté, les politiques oublient leurs promesses et leurs engagements, d’un autre côté.

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde partie nous place devant le présent, en 2021 et cherche où se trouve l’espoir. Constat sévère :  le Président, aujourd’hui Kaïs Saïed, suspend le Parlement, dissout le Gouvernement, prend les pleins pouvoirs. Une pluie de terre tombe du ciel et les terrasse, la terre du pays. 2021, La pauvreté est toujours là et les chômeurs nombreux, la liberté d’expression continue à être bafouée. Reste le désenchantement. « On est des morts-vivants. Nos chômeurs brûlent. Nos rêves brûlent… » Le président se construit les pleins pouvoirs, parfois il s’absente même de la scène publique et, si on ne change pas le passé, « on y a cru, mais aucune victoire n’est venue jusqu’à nous » disent-ils. « L’ange du peuple s’est replié sur lui-même. Il attend que l’Histoire reprenne. »

Sur scène, les mêmes sièges qu’au début du spectacle ressortent, tout s’est figé.  La fin se passe dans le silence, la vie tente de reprendre son cours, des images nous le montrent. L’écran se remplit d’écritures en langue arabe, liberté d’expression. Ce grand écran à l’arrière du plateau, dont les images discontinues éclairent la situation, nous mène du dedans au dehors et décline son poème visuel (création vidéo et sonore Chris Felix Gouin, création des images Fakhri El Ghezal) – le mur égratigné, d’un bleu griffé, la Méditerranée qui caresse la côte etc. Le plateau, bel espace de la salle Christian Bourgois à la MC93-Bobigny dont s’empare Myriam Marzouki et sa scénographe, Marie Szersnovicz, – dans les belles lumières d’Emmanuel Valette et costumes aux couleurs raffinées, signés Laure Maheo – met en exergue  des inventions scéniques et esthétiques portées par les trois acteurs, Mounira Barbouch, Helmi Dridi et Majd Mastoura, avec une dose d’absurde dans leurs chamailleries et bricolages, dans leur envie de partager le ciel. Derrière les petites choses de la vie, la responsabilisation et la passion pour son pays : « Petite Tunisie, ton peuple est grand… A nous de construire le pays… Un pays qui nous ressemble… »

Nos ailes brûlent aussi fait des va et vient avec la chronologie. Pour autant qu’il soit engagé le spectacle est aussi une traversée poétique remplie de sentiments contradictoires, colère, violence, désarroi, espoir, indignation. L’image, la bande son, les silences et suspensions des acteurs dans leur gestuelle (collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï), le texte donné dans les deux langues, le tunisien dialectal et le français, marquent le rythme dans une atmosphère étouffante et tragique, désabusée en même temps que bon enfant, dans la complicité des trois acteurs. L’image finale se dessine dans le silence, chaque acteur creuse son sillon dans la couche de terre tombée, inventant un nouveau paysage, celui de l’espoir en un changement, aussi lent fut-il.

Témoigner, c’est aussi ce que fait Myriam Marzouki, metteure en scène, sous forme d’un récit visuel. Agrégée de philosophie avant d’aborder le théâtre elle fonde en 2004 la Compagnie du dernier soir, parle de l’état du monde et co-écrit des textes qui abordent les imaginaires collectifs, en liant questionnement politique et recherche poétique. Depuis 2015 elle les co-écrit avec Sébastien Lepotvin avec qui elle conçoit ses spectacles. Elle a passé son enfance et son adolescence en Tunisie, son père était militant des droits de l’Homme et opposant politique sous Bourguiba, puis sous Ben Ali. Elle a abordé la question de la dictature et de la révolution en Tunisie cet « endroit de l’impossibilité » comme elle le dit, dans un précédent spectacle, Invest in democracy, présenté au Festival d’Avignon juste après la révolution, en 2011. La phrase-clé sur laquelle elle ferme le spectacle reste pleine d’espoir : « Les révolutions n’échouent pas, elles prennent leur temps. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2023

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura – traduction et surtitrage Hajer Bouden – scénographie Marie Szersnovicz –  collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï – création des images Fakhri El Ghezal – création vidéo et sonore Chris Felix Gouin – création lumière Emmanuel Valette – costumes Laure Maheo.

Du 15 au 30 mars 2023, MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com